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De l’art fiscal de tondre un œuf : peut-on taxer un revenu fictif ?

« Tout ce qui peut être imaginé est réel. »

Pablo Picasso

Peut-on taxer un revenu fictif ?

C’est la question que l’on peut se poser à la lecture d’un article paru en décembre 2023 dans la Revue Economique et Statistique de l’INSEE[1]. Les auteurs de l’étude créent la notion de « loyers imputés », c’est-à-dire, « des loyers que les propriétaires devraient payer s’ils étaient locataires de leur bien », pour défendre « l’idée que la non‑imposition des loyers imputés devrait être traitée comme une subvention » taxable à l’impôt sur le revenu.

L’idée n’est pas neuve. Et elle revient périodiquement. En 2011, Thomas Piketty l’évoquait dans son livre « Pour une révolution fiscale » :

« Les propriétaires disposent effectivement d’un loyer gratuit, qui constitue un revenu en nature mais bien réel, et qui avantage donc les propriétaires par rapport aux locataires. La solution économique la plus rationnelle serait donc d’inclure dans la base fiscale les loyers « fictifs » des propriétaires (nets des intérêts d’emprunts pour les propriétaires accédants). » [2]

Soutenue en 2013 par le Conseil d’Analyse Economique[3], elle est reprise en 2015 par Terra Nova qui soutenait alors que « les propriétaires de leur résidence principale, qui bénéficient d’un avantage à travers la non-taxation de la valeur locative de leur bien (non-taxation du « loyer fictif »), pourraient être mis à contribution »[4]. De manière similaire, en 2016, France Stratégie proposait de supprimer la taxe foncière en contrepartie de la taxation des « loyers implicites » perçus par les propriétaires à l’impôt sur le revenu et aux prélèvements sociaux[5].

Somme toute, on pourrait dire de la taxation des revenus fictifs ce qu’un chanteur bien connu a pu dire d’une chanson populaire : ça s’en va et ça revient. Si l’idée semble emporter l’adhésion de certains groupes de réflexion, elle est décriée par d’autres comme en ce qu’elle sous-tend que « la pauvreté des uns serait due à la richesse des autres. L’imposition des loyers fictifs est en fait une idéologie déconstructrice qui ne dit pas son nom » [6].

Bien que le législateur français se soit toujours montré extrêmement créatif en matière fiscale, peut-il décider de taxer un revenu qui n’existe pas ? Autrement dit, pour reprendre le mot de Remy Gentilhomme[7], est-il possible de tondre un œuf ?

En théorie, rien n’est impossible pour un législateur animé d’une réelle volonté politique. Le recours à la technique juridique de la fiction, mensonge légal consistant à réputer vrai un fait contraire à la réalité en vue deproduire un effet de droit, pourrait permettre de créer de toute pièce une assiette fiscale (les fameux « loyers imputés ») génératrice de rentrées fiscale. Relevant du champ des possibles, l’adoption d’une telle loi pourrait néanmoins se heurter, au moins, à trois obstacles majeurs.

Le premier est d’ordre conventionnel. En effet, la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a jugé récemment qu’était contraire à la Convention Européenne des Droits de l’Homme une disposition fiscale ayant pour effet « d’imposer (…) des revenus qu’il [le contribuable] n’avait pas perçus (…), et ce de manière automatique, en l’absence de tout autre élément venant au soutien de l’hypothèse de la mauvaise foi du requérant dans l’établissement de sa déclaration. »[8]. Rendu à propos de la majoration de 25% pour non-adhésion à un centre de gestion agréé, l’arrêt de la Cour semble estimer contraire à la Convention une mesure fiscale consistant à imposer des revenus pouvant être qualifiés de fictifs. A ce jour, la portée de cette décision est encore incertaine et abondamment débattue. Toutefois, on pourrait y voir la volonté de la Cour de limiter l’application de dispositifs d’imposition de revenus fictifs aux seuls contribuables ayant réalisé des actes frauduleux, excluant de son champ d’application les contribuables ayant déposé leurs déclarations « présumées faites de bonne foi et correctes ». Si une telle lecture était retenue, l’imposition des « loyers imputés » serait alors contraire aux dispositions de la Convention relatives au droit de propriété.

Deuxième obstacle : l’adoption d’une telle mesure pourrait être défavorable aux finances publiques. Contre-intuitif au premier abord, ce point de vue est pourtant la position officielle du Ministre de l’Economie et des Finances. En effet, en 2013, alors qu’un parlementaire s’interrogeait sur les intentions du gouvernement quant à l’opportunité de soumettre à l’impôt sur le revenu les revenus fictifs que constitue l’absence de loyer pour les propriétaires, le ministre s’est livré à un bref exercice de pédagogie fiscale particulièrement intéressant :

« Conformément aux dispositions du II de l’article 15 du code général des impôts, les revenus des logements dont le propriétaire se réserve la jouissance ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu. Cela étant, l’imposition des contribuables propriétaires de leurs logements sur un revenu fictif équivalent au loyer économisé a déjà été pratiquée. En effet, jusqu’en 1965, la législation française taxait sur la base d’un revenu fictif le propriétaire qui se réservait la jouissance d’un logement. Cette mesure visait à assurer, sur le plan des principes, l’égalité entre celui qui, pour se loger, était obligé d’engager une dépense substantielle par le paiement d’un loyer et celui qui, propriétaire de son logement, économisait la valeur de son loyer. Cette législation, prévoyant l’imposition du propriétaire à raison du loyer qu’il économisait, soulevait de nombreux problèmes. Ainsi, sur le plan technique, se posait la question de la détermination du loyer à prendre en compte et, par suite, celle de l’évaluation de la valeur locative des logements en cause. Sur le plan budgétaire, l’imposition du loyer économisé par le propriétaire avait pour contrepartie logique la déduction des charges afférentes au logement. Dans cette hypothèse, le loyer effectivement imposable se trouvant en définitive significativement réduit, le Trésor était perdant. Enfin, sur le plan économique, l’imposition d’un loyer fictif constituait un frein à l’acquisition de logements. C’est la raison pour laquelle la loi de finances pour 1965 (n° 64-1279 du 23 décembre 1964) a posé le principe de l’exonération des logements dont les propriétaires se réservent la jouissance. L’inégalité qui existe entre le locataire et le propriétaire de son logement doit en tout état de cause être relativisée puisque, même s’il n’acquitte pas de loyer, ce dernier supporte néanmoins, outre les charges financières, s’il a financé son acquisition au moyen d’un emprunt, des dépenses spécifiques auxquelles n’est pas tenu le locataire : impôts fonciers, charges de copropriété, le cas échéant, et de manière générale, l’intégralité des dépenses d’entretien et de réparation du bien. »[9],

Le troisième obstacle serait d’ordre constitutionnel. En effet, l’article 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 dispose que « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ». Sur ce fondement, il pourrait notamment être soutenu que la taxation d’un loyer fictif reviendrait, par la création d’une pression fiscale excessive sur les propriétaires, à porter atteinte au droit de propriété de ces derniers sur leurs biens. Toutefois, si la jurisprudence du Conseil Constitutionnel fait mention de la notion d’impôt confiscatoire[10], les contours de cette dernière n’ont pas été défini par les juges de la rue Montpensier. La question de la constitutionnalité de la taxation des « revenus imputés » reste donc ouverte.

En définitive, c’est surtout un manque de volonté politique qui empêche l’avancement de l’idée chère à Thomas Piketty. En effet, afin de ne pas pénaliser les classes moyennes, le gouvernement s’orienterait actuellement davantage vers une hausse de l’imposition des contribuables situés dans les tranches hautes du barème de l’impôt sur le revenu[11].


[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/7738724?sommaire=7761826

[2] Piketty, Landais, Saez, Pour une révolution fiscale, Seuil, 2011, pages 127

[3] https://www.cae-eco.fr/staticfiles/pdf/cae-note010.pdf

[4] https://tnova.fr/site/assets/files/10892/13022015_-_propositions_pour_une_relancer_durablement_de_la_construction_de_logements.pdf?10xfy

[5] https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/2017-2027-actions-critiques-fiscalite-logement_1.pdf

[6] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-fiscalite-revoila-limposition-des-loyers-fictifs-2074078

[7] R.  Gentilhomme et J.-P. Louveau, La taxation à l’impôt sur le revenu du nu-propriétaire de droits sociaux ou l’art fiscal de tondre un œuf… : JCP N 1997, I, p. 477 ; Dr. fisc. 1997, comm. 490).

[8] CEDH, 7 décembre 2023, n° 26604/16 ; https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22tabview%22:[%22document%22],%22itemid%22:[%22001-229323%22]}

[9] Réponse ministérielle en date du 26 février 2013 (https://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-10606QE.htm)

[10] Décision n° 2012-662 DC du 29 décembre 2012 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2012/2012662DC.htm

[11] https://www.lenouveleconomiste.fr/vers-une-hausse-des-taux-superieurs-de-impot-sur-le-revenu-109834/

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